Les Sarrasins

SARRACENUS désignait-il en bas latin une peuplade d’Arabie ( mot issu de l’arabe charqiyin, pluriel de charki ‘oriental’ )? Dérive-t-il de Sarah, la femme d'Abraham ou encore de la ville de Sarras, entre Babylone et Salamandre ? Ce qui est sûr, c'est que le terme de Sarrasins devient au Moyen Age synonyme de païen.

En quelques lignes magistrales, Jean Dufournet décrit les Sarrasins de la Chanson de Roland :

Les Sarrasins sont à l’ordinaire des personnages caricaturaux, dont la chevelure peut traîner jusqu’à terre, noirs de peau, gigantesques, poussant des cris d’animaux, couverts de soies comme les porcs, venant de noirs pays sans soleil ni pluie, sans rosée ni blé --  d’un ailleurs, d’une contre-nature qui serait l’envers du paysage de référence chrétien et occidental pris comme repère de la normalité. De ces personnages l’auteur reprend inlassablement le portrait chargé, dont la félonie est le trait le plus marquant pour qualifier les individus ou la collectivité (...) Cruels, pleins de jactance, lâches de surcroît (...) Ennemis déterminés de la religion chrétienne qu’ils cherchent à détruire par tous les moyens, adeptes d’une religion inefficace, coupables de sorcellerie, ces continuateurs du paganisme sont idolâtres et polythéistes, ils adorent de faux dieux, une Trinité du Mal (...) Pourquoi d’ailleurs l’islam monothéiste, hostile à toute représentation du divin, est-il devenu idolâtre, et par suite exclu, aux yeux de l’Occident chrétien, des auteurs de geste et des chroniqueurs ? (...) Pourquoi une telle déformation ?  L’ignorance, l’indifférence envers l’islam réel, la répulsion instinctive y ont sans doute une part ; mais aussi la projection inconsciente des tares de l’Occident chrétien, de sa sauvagerie, de sa propension à l’idolâtrie révélée par le culte [de la Vierge], des saints et des reliques : le Sarrasin n’est-il pas l’Autre au miroir, le support des fantasmes, des désirs, des tentations et des vices du monde chrétien ?  N’est-ce pas aussi une manière de se déculpabiliser quant s’intensifie la guerre sainte et qu’on rejette l’Autre, par un souci d’unité, voire d’unicité, qui ne tolère pas la différence ? Les Sarrasins, non-chrétiens et envahisseurs, représentent l’étrangeté absolue, le mal radical, une différence métaphysique qui ne doit pas avoir de place dans le monde. [1]

John Tolan écrit :

L'idéologie de la Chanson de Roland est la même que celle des chroniques des croisades dont elle est à peu près contemporaine. Le poète est cependant plus libre de dépeindre les valeureux exploits de l'armée chrétienne. L'Amiraill de Babylone conduit une armée recrutée dans tout le monde non chrétien, de l'Europe orientale païenne à la Perse et à l'Afrique, sous l'étendard de leur triade de dieux païens. Les soldats portent des noms qui expriment leur méchanceté ou leur difformité, ou encore qui les associent aux ennemis de Dieu dans la Bible.

L'objectif du poète est ici le même que celui d'un cinéaste mettant en scène la quintessence du sale type : permettre à son public de savourer la violence, de se délecter du sang et du carnage, sans remords. Ce n'est possible qu'en déshumanisant l'adversaire, qu'en le rendant suffisamment "autre". Mais il ne saurait exagérer dans ce sens, car il n'y a rien de valeureux à massacrer de simples bêtes. D'où la nature mélangée, paradoxale, de l'armée sarrasine dans Roland : aux côtés des créatures monstrueuses se trouvent de vertueux chevaliers, qui semblent être des images spéculaires de leurs adversaires chrétiens [2] :

  L'émir engage la bataille

C'est la religion des Sarrasins qui les rend irrémédiablement autres.

 Les peuples

Dans la Chanson de Roland, le Sarrasin n'est pas toujours un arabe, encore moins un musulman, c'est "l'étranger", mais un étranger curieusement familier car sa différence se borne à l'antonymie. Le plus souvent lâche, fourbe et laid, il s'oppose au preux et loyal chevalier "au clair vis".

  Durendal arrachée aux mains impies

Derrière les frontières fluctuantes du monde chrétien s'entassent pêle-mêle les armées diaboliques de la Païenie qui viennent de partout, de la proche Sicile jusqu'aux confins des mondes imaginaires de la Terra incognita.

Cliquez sur les noms des peuples pour en savoir plus...

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Cette suite de peuples païens est un morceau de bravoure où des peuples historiques côtoient des peuples imaginaires, les premiers cautionnant l'existence des seconds.

Nous en retirons l'impression d'un monde coloré, en pleine évolution dont les noms, d'un manuscrit à l'autre, se transforment et se déforment au gré de l'ignorance ou de la fantaisie du copiste, dans une diversité diabolique que l'auteur a suscitée (...), une recherche fréquente de l'étrangeté, voire d'une certaine poésie, ainsi qu'une volonté de différenciation et, par là, de précision, qui révèle la conception qu'il se fait des Sarrasins, leur physionomie morale, religieuse, physique, et surtout l'ampleur du mal qui ne cesse de ressurgir et d'investir le monde chrétien. [1]

 Les dieux

A  l'image de la Trinité, ils sont trois : Mahomet, Tervagan et Appolyon.

   Mahomet :

Mahomet, Mahomes, Mahons, Mahon, Mahumet, Mahun, Mawmet : sous ses appellations diverses se cache le prophète Mahomet, promu dieu dans la Chanson de Roland. Personnage le plus important de la triade, il est "le faiseur de miracles". Une légende médiévale, prouvant bien la méconnaissance (volontaire ou non) du monde de l'Islam, nous raconte que Mahomet aurait été cardinal mais que, déçu de n'avoir pas été élu pape, il aurait décidé de se faire passer pour un dieu. Dès lors, il aurait encouragé la luxure et, s'acoquinant avec un magicien, aurait accompli des miracles. Il aurait cependant fini tristement : ivre et dévoré par des chiens et des porcs.

   Tervagan :

L'origine de son nom demeure mystérieuse et on ne peut faire que des hypothèses à son sujet. En voici deux :

1. le nom de Tervagant (terre-vagant) évoque l'idée d'errance. Ceci a amené quelques islamistes à faire un rapprochement avec le dieu d'al-Khadir, qui est un saint dans le Coran et parcourt la terre pour soulager les misères.
2. les jongleurs auraient mal interprété une formule courante chez les chrétiens d'Espagne : Mahometervagan = Mahomet-le-lapidé. D'un seul dieu, ils en auraient créé deux et Tervagan n'existerait donc pas.

   Apollyon :

Là encore, on se perd en conjectures. Si Apollyon (ou Apolin) porte le sceptre et la couronne, on ne sait pas si ses référents sont païens ou chrétiens :

1. Selon l'idée médiévale que l'islamisme est l'équivalent du paganisme antique, on peut supposer que le dieu Apollon (que l'on retrouve souvent dans les textes hagiographiques) ait passé de la vie des saints dans les chansons épiques.

2. Apollyon pourrait être identifié à "l'Ange de l'Abîme" qui s'appelle en hébreu Abaddon (Destruction) et en grec Apollyon (Destructeur).

Ces trois idoles sont malmenées dans la Chanson de Roland, par les chrétiens d'abord qui s'empressent de les détruire dès qu'ils en ont l'occasion :

  Ici les Francs s'emparent de la ville

mais aussi par leurs adorateurs païens qui les brisent lorsqu'ils se trouvent impuissants devant l'armée de Dieu :

  Les Sarrasins s'en prennent à leurs dieux

Ces idoles d'or incrustées de pierres précieuses, à qui les habitants de Saragosse avaient offert les symboles du pouvoir (sceptre et couronne), constituent une cible vivante et concrète (quoique totalement imaginaire) pour les prouesses militaires du vaillant chevalier chrétien. Le croisé, en Espagne ou en Syrie, peut frapper vaillamment et la conscience claire, car l'idolâtrie des Sarrasins prouve d'abondance que "les païens ont le tort et les chrétiens le droit."[2]

Faut-il reprocher au poète ou aux jongleurs leur parti pris ? Pas plus peut-être qu'on ne reproche au réalisateur d'un western des années cinquante, avant que Kevin Kostner ne danse avec les loups, de diaboliser les Indiens, les rendant, parfaitement à tort mais pour les besoins du scénario, fourbes, méchants et cruels, et guère plus qu'on ne reproche au scénariste de jeux vidéo de créer des mondes binaires et manichéens. Le secret d'une bonne histoire, ce n'est pas la vérité, c'est ce que les auditeurs ou les spectateurs veulent entendre. Le poète sous-entend que celui qui l'écoute est du bon côté de la barrière, qu'il est "le gentil" face au "méchant" et peu importe qui sont ces méchants en réalité.

haut de page

1. Jean DUFOURNET, La Chanson de Roland, GF Flammarion, 1993, p. 27-29
2. John TOLAN, Les Sarrasins, Aubier, Collection historique, 2003
3. Ian SHORT, La Chanson de Roland, Lettres gothiques, 1990

 

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